Elle était arrivée à un moment de sa vie où ne subsistaient que de lointains souvenirs de ceux qui l’avaient accompagné toute son enfance. Les pages de son répertoire ressemblaient maintenant à celui de sa maman il y a quelques années, toutes noircies des traits tirés sur les noms et les adresses qu’elle y avait soigneusement noté. Certains feuillets même, auraient pu être supprimés, puisque entièrement raturés, mais une profonde nostalgie de cette époque bénie où, en pianotant n’importe lequel de ces numéro de téléphone, elle pouvait encore entendre une voix familière, l’en empêchait. Peu d’entre eux maintenant répondaient à l’appel, le silence s’était imposé au fil du temps, il lui arrivait encore d’avoir envie de poser une question à l’un ou l’autre, mais il étaient presque tous aux abonnés absents…

Elle ne pouvait s’empêcher de « monter à Rencurel » chaque fois qu’elle passait dans la région. Ce minuscule village perché sur le plateau du Vercors était devenu l’écrin de son bonheur d’enfant. Elle y venait passer des vacances d’été, de vagues cousins l’hébergeaient dans leur maison familiale où ils accueillaient également d’autres enfants venus prendre le bon air de la montagne. Là-bas, elle avait l’impression que tous les habitants faisaient partie de sa famille. Ses grands-parents tutoyaient tout le monde, elle avait aimé connaitre tous ces gens souriants par leurs prénoms surannés, Charles, Blanche, Henri, Clarisse ou Aristide, qui chaque année en la voyant s’extasiaient d’un « mais t’as ben grandi dis donc », elle avait bon appétit devant la pogne des petits déjeuner, les gratins dauphinois crémeux servis avec le poulet de la ferme d’à côté, le Sassenage, son fromage préféré qu’elle peine aujourd’hui à retrouver chez son fromager.

Au goûter, Andrée leur étalait de sa délicieuse confiture de fraises sur des gros morceaux de pain, un sirop de grenadine et elle repartait s’amuser avec ses amis sur le terre-plain devant la maison, le talus faisait office de toboggan, de vieilles couvertures posées sur les branches du pommier devenaient tipi où le fils du boucher ambulant venait, un fois par semaine, jouer les cadors, avec ses deux ou trois années d’ainesse sur les « bébés » qu’ils étaient.

Camille, le frère d’Andrée, menuisier de son état, avait son atelier aux portes vitrées, au rez-de-chaussée, ainsi les enfants pouvaient l’apercevoir manier d’impressionnantes scies électriques qui d’un cri strident coupaient le bois libérant une poussière de sciure qui partout recouvrait le sol, le plafond et les murs. Ils aimaient, le soir venu, glisser sur le tapis de poudre, au grand dam de la cousine qui en récoltait la poussière « en veux-tu en voilà » un peu partout et les poursuivait de son balai en les disputant. C’est ainsi qu’ils se trouvèrent bien surpris et quelque peu effrayés par un orvet gris venu s’y réchauffer qu’ils prirent d’abord pour un crochet en métal luisant à la lumière tremblante de l’ampoule suspendue aux poutres de la petite dépendance… L’endroit alors, leur apparut plus inquiétant qu’auparavant !

Dans l’unique rue pentue, plus personne n’est assis sur les marches de pierres devant les maisons aux volets fermés. Les murs sont silencieux, plongés dans un sommeil qu’aucune chamaillerie de gamins ne réveillera désormais. Le portail de l’église, clos, barricadé de planches grisées par nombre d’hivers sans messe ni prière, ne rechigne plus en s’ouvrant sur ses ouailles, elles aussi se sont endormies depuis des lustres et reposent dans le cimetière voisin de la maison.

La nuit, au dortoir, ils ouvraient la fenêtre pour scruter les tombes plongées dans la pénombre, avec comme seule veilleuse le halo d’une lune qu’ils voulaient macabre pour accompagner l’errance fantomatique des âmes disparues… Mais s’ils frissonnaient à leur simple évocation, elles n’ont jamais pointé le moindre bout de leur drap blanc, alors ils se contentaient d’alimenter leurs fantasmes et leurs peurs de la moindre brume stagnante sur les croix de fer forgé, et le chuintement d’une chouette suffisait à les précipiter sous leurs édredons où ils s’endormaient tremblants de froid et d’émotions, persuadés d’avoir dérangé quelque vieux cousin oublié, à moins que ce ne soit leur cousine Irma, justement depuis peu emménagée dans la concession familiale aux « ex-voto » de faïence colorée légèrement ébréchée, sur laquelle trônaient toute l’année un bouquet de dahlia en plastique décoloré par les intempéries…

Ce cimetière, elle en poussait chaque fois la grille rien que pour lire sur les dalles les noms qu’elle craignait d’oublier, des noms d’ici, que l’accent du Dauphiné lui rendait encore plus attendrissants. Déambulant dans les allées, elle n’en revenait pas de toutes ces années passées sans eux, parfois elle s’asseyait sur le bord d’un caveau. Dans cette tranquillité paisible, que seuls quelques murmures de voix lointaines habillaient d’un souffle de vie, elle s’offrait un moment de retrait pour simplement en vivre toute l’intensité, quoique son esprit soit en même temps entrainé dans un déferlement de souvenirs au ralenti, qui doucement s’épuiserait quand un frisson lui rappellerait qu’il était l’heure de rompre le charme et de retourner humer le Présent.

C’était un arrachement que de mettre fin à ce retour aux sources, elle ne reprendrait la route qu’en se retournant autant de fois qu’il le faudrait pour graver dans son coeur le contour des falaises, les toitures et le clocher haut perché, les lisières sombres des forêts, les champs résonnant du bourdonnement des cloches d’alpage, elle ouvrirait grand sa fenêtre pour emporter avec elle les effluves de ce bonheur défunt, elle laisserait le vent caresser son bras et dénouer ses cheveux, ultime au revoir à son enfance choyée, jusqu’à la prochaine fois…

One Reply to “Vercors…”

  1. Nous avons connu, nous autres, cette enfance heureuse à profiter de la tranquilité d’un petit village avec ces aieux qui savaient tout de la nature et qui montraient des choses extraordinaires aux mômes que nous étions.
    Epoque révolue ! Finies les épaisses gauffres cuitent sur la cuisinière à bois quand ce n’était pas le tour des crêpes aux pommes.
    Tendres souvenirs émus que n’auront pas les mômes du présent.
    Dommaaaaage !
    (Très beau texte. Merci Mo)

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