Plus je vieillis, plus l’inexplicable prend chaque jour davantage de place. De l’ordre de l’intime, les mots peuvent manquer pour définir ce qui ne se nomme pas mais plutôt se ressent. A tenter en vain de le partager, je m’épuise, rares sont ceux capables de comprendre, ou simplement d’entendre ce qui s’apprend sans mot dire. L’inconcevable fait peur. C’est un frisson qui en dit bien davantage que de longues phrases, un regard qui pénètre au plus profond de l’autre, un silence comme seul indice, un geste qui en dit plus long que bien des confessions.
Je ne peux vous expliquer mon âme à fleur de peau, dont l’étamine rêche et empesée de mes jeunes années s’est usée jusqu’à devenir une batiste aussi douce que diaphane. Une « vieille » âme ne s’encombre ni d’apprêts ni de fanfreluches, elle ne peut plus être que ce qu’elle est devenue en traversant sa vie, elle a glané ça et là de quoi mieux cerner les « pourquoi », sans toutefois en avoir trouvé toutes les réponses. Pour prendre la mesure de cette vie qui nous a été donnée, pour réaliser combien il aura fallu de hasards ou de connivences, de nécessités ou de téméraires fantaisies pour que nous soyons là, sans d’abord savoir pourquoi, il faut grandir et puis avoir la chance de vieillir… Évincer l’inutile, ne garder que ce qui nous semble fondamental, et s’ouvrir à ce que le monde nous propose, lever les yeux très haut dans le ciel et ainsi poser le regard sur le Passé, recevoir la lumière fossile des étoiles et se remettre à notre juste place. S’effacer devant ce qui nous dépasse, dominer le vertige, calmement accueillir cet horizon derrière lequel d’autres plus lointains nous sont, peut-être à jamais, inaccessibles… Réfléchir au peu que nous sommes, s’interroger sur l’agitation, parfois belliqueuse, sur les enjeux qui jusqu’ici ont guidé ce monde que les hommes ont rendu fou, et qui semblent tellement dérisoires face à ce que plus intelligemment nous aurions pu en faire, ne serait-ce que par pur égoïsme, puisque qu’en l’abimant, c’est nous aussi que nous détruisons…
Comment vivre sans s’interroger, sans essayer de comprendre pour quelle raison nous existons : « pourquoi moi » ? Que faire d’une existence sans lui prêter quelque finalité ? Et s’il n’était question de rien d’autre qu’une virtualité, qu’une réalité autre que celle qu’on connait, sont-ce conventions, que nous nous sommes construites ou qu’elle même s’est imposée pour exister ? L’allégorie de la caverne dont Platon se sert pour nous donner une représentation de ce que nous sommes peut-être, ligotés au fond d’une caverne sans pouvoir nous approcher de son ouverture et en découvrir l’extérieur, est une excellente illustration des limites auxquelles notre condition nous restreint (et cette allégorie peut être interprétée de différentes façons), pour à la fois expliquer notre situation et envisager la possibilité de nous en extraire, puisque les « prisonniers » n’ont pas les mains liées…