Cette route est une douleur…
Moi qui loin d’ici croyais avoir presque tout oublié de ces sombres années pour n’en garder que l’essentiel : un regard distancié sur tout ce qui dorénovant pourrait m’arriver… Moi qui loin d’ici me sentais rescapée de je ne sais quel danger qui longtemps planât sur nos vies, voici que ce ruban d’asphalte réveille soudain tout ce que mon deuil avait presque réussi à effacer…
Chaque virage chamboule mes assurances, chaque échappée belle qui s’étire le long des talus est une torture.
Cette route si souvent nous vit reclus silencieux dans l’urgence ou la fatalité, avalant les kilomètres le coeur aussi lourd en allant qu’en repartant…
Tu ne disais mot et je ne savais comment happer ton regard ou ton attention, perdu que tu étais dans les méandres de tes angoisses et de ta mélancolie.
Chaque village m’étreignait et me consolait comme autant d’étapes bruissantes et colorées quand la si belle campagne bourguignonne n’avait plus alors que des relents de larmes et de cendres… Nous laissions derrière nous une vie somme toute simple et agréable pour endurer un monde d’angoisses et de menaces…
Tu ne disais mot, et chaque tour de roue nous rapprochait des murs clos de Saint-Jacques chargés d’histoires et de tristesses. Je t’y laissais aux bons soins de celui qui voulait t’arracher comme moi aux démons qui te possédaient… Cet Hopital si peu « hospitalier », comme tous ceux qui regorgent des peurs et des malaises de ceux qu’on voudrait tant voir épargnés, toi, tu l’aimais, tu t’y sentais bien, tant tu semblais y trouver un peu de réassurance… Qui étais-tu donc devenu?…
Tu ne disais mot et les journées passaient inéluctablement sans que l’ennui t’y effleurât, sans qu’un projet ne t’intéressât… Tu ne disais mot et tu attendais sans impatience que je revienne te chercher… Rien ni personne ne semblait vraiment te manquer.
Je revenais. Et la route nous ramenait.
Cette route me sera à jamais une blessure…
Chaque remblai, chaque courbe, chaque carrefour me remémore un moment précis, tes yeux vides de toute émotion ou pleins de larmes, ta voix éteinte et si rare, et je sens bien que si je la quitte des yeux un instant, cette foutue route, là, maintenant, je suis sûre de te voir assis à côté de moi… Je sens ta présence si fort que je t’entends respirer, de cette respiration rauque et haletante qui trahissait tes angoisses… Ta main est posée là, près de la mienne, et si tu n’oses encore la toucher c’est juste que tu as peur de m’effrayer… Tes yeux disent tes questions muettes, ta quête d’indulgence, l’impossible guérison de ton âme…Chaque brin d’herbe au bord du bitume, chaque arbre dressé dans la plaine est une souffrance, un souvenir cruel de ce possible drame qui planait sur nos jours et qui vint un soir les anéantir…
Cette route pèse des tonnes, cette route est une tragédie, un infini chagrin, une éternelle impuissance…
Cette route ne courtisera plus jamais les saisons… Si quelques fleurs au printemps viennent à colorer les champs je n’y vois que le cimetière où tu es endormi…Si l’été vient à la réchauffer, je n’y vois que trop de lumière pour mon coeur brisé… Si l’automne lui donne cette douceur et le flou des mélanges de bruns, je n’y vois que ton regard embué et tes lèvres serrées… Si l’hiver y blanchi parfois le paysage, je n’y vois que le froid qui maintenant est ton quotidien…
Et cet arbre dénudé, qu’aucune feuille déjà ne venait plus jamais habiller, cet arbre consumé qu’à chaque passage je saluais, à qui je parlais, et qui, je vous le jure me répondait, cet arbre là, « ils » l’ont coupé, déraciné, comme si une fois que tu nous eus quittés, et qu’il ne m’apercevait plus passer, il n’eut plus personne avec qui converser… Quand, un jour un trajet m’amenât par là et que je ne vis plus le fidèle compagnon de ces années de misères, j’eus un véritable chagrin, en me l’enlevant, il me privaient encore d’un repère au coeur de notre histoire, et chaque fois que je croise le pré où il avait ses racines, celui-là me semble bien orphelin…
Non, la nostalgie n’est pas seulement le regret des jours heureux, elle adopte aussi nos années de chagrins, car aussi ardues fussent elles, de ce temps là l’espoir était encore permis, la fin de l’épisode n’était pas écrit…
A Bernard, à Pierre et à Pauline, à Nazim qui avait tout compris, à tous ceux qui furent de véritables amis…