Qui sait s’il fut un jour autrement qu’il n’est aujourd’hui ? Sous ses habits défraichis et sa tignasse grise ébouriffée il s’assoit parfois sur le banc au bord du canal. Il a dans ses mains un livre qu’il tient comme un missel et au plus près de ses yeux. Comme un enfant qui la déchiffrerait péniblement, chaque page dure un temps fou, celui d’un chapitre il s’échappe peut-être de sa condition misérable.

Qui sait s’il fut un jour élégant, propre comme un sou neuf et souriant ? Sa démarche n’est pas celle d’un mendiant, il se tient droit, il regarde loin devant lui comme aspiré par un soupçon de rêve résilient. Cet homme cache sous ses haillons sa vie d’avant.

Qui sait s’il fut un jour assis derrière un bureau, ou haranguant au marché pour vendre ses légumes ou ses colifichets ? Discret, il avance dans une curieuse apesanteur, comme si le sol qu’il foulait se dérobait sous ses pieds. Mais il avance sans nous regarder, se fiant à sa seule volonté, sans s’occuper de ce que nous pourrions en penser.

Qui sait s’il fut un jour père, frère, ami ? Fut-il heureux, amoureux, ou le plus désagréable des quidams ? On ne sait quel âge lui prêter, il semble porter en lui tout le poids d’une vie qui aurait basculé. Mais ce fardeau dont il est affublé ne parait pas tant lui peser.

Qui sait s’il ne s’appuie pas sur hier pour tenir debout et continuer d’avancer ? Il vous croise alors qu’un sourire éclaire son visage quand vous l’aurez salué. Votre regard l’a pour un instant consolé ou rassuré. Cet homme n’a pas encore renoncé. Chaque jour qui passe est peut-être un jour de gagné sur l’adversité, l’automne qui viendra bientôt couvrir le banc d’un coussin de feuilles rousses gardera son empreinte avant le prochain coup de vent qui les balayera.

Qui sait s’il reviendra aux beaux jours, tel qu’il est ce matin ou tel qu’il fut autrefois ? Un autre hiver l’accablera, qui sait s’il y survivra ? Cet homme est un mystère que personne n’a percé. Qui sait s’il en a conscience en marchant le long du quai avec son livre bien protégé entre ses mains serrées ?

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