« Vous permettez » ? demande Louise en s’asseyant sur le bord de la tombe.
Louise, s’assoit toujours quand elle rend visite à ses parents.
Le cimetière est immense, elle doit emprunter une allée qui n’en finit pas, contourner un monument aux morts de la dernière guerre, et encore un buisson curieusement planté au carrefour d’autres boulevards caillouteux qui longent les dernières demeures des résidents, quand enfin elle arrive à la leur, Louise a mal aux pieds et elle est un peu essoufflée. Alors Louise s’assoit et reprend sa respiration. Louise a toujours fait ça, même quand l’âge ne la mettait pas dans tous ses états après une si courte échappée, car Louise ne passe pas en coup de vent juste pour accomplir un devoir de mémoire ! Non, Louise vient là comme à un rendez-vous ou comme on se rend à une invitation, la moindre des choses est d’y consacrer un véritable moment.
D’ailleurs Louise a toujours quelque chose à leur dire, ou à leur demander. C’est pas qu’elle en attende vraiment un avis ou une réponse, au fond Louise a toujours su que s’ils étaient maintenant quelque part, ça n’était pas ici où le marbre ne conserve qu’enveloppes décharnées et lettres dorées, mais dans un ailleurs qu’elle espère un peu, quand même, sans pouvoir ni le définir ni lui trouver une absolu nécessité…
Louise leur raconte en silence les dernières nouvelles qu’elle a glané, elle leur parle de ses petits-enfants, évidemment des derniers avis de décès des gens qu’ils ont pu connaitre, comme s’ils ne le savaient pas déjà… Elle s’excuse parfois de n’avoir pas toujours compris les vicissitudes inhérentes à leur vieillesse… Maintenant qu’elle-même en subi les vilénies, elle se rend mieux compte… Sans doute lui était-il douloureux de les voir ainsi décliner. Louise pense qu’il n’est jamais trop tard pour reconnaitre ses erreurs.
Il arrive quand même quelquefois où Louise ne s’attarde pas, elle a l’impression qu’ils ne sont pas là, où qu’ils ne l’écoutent pas… Quand on dit qu’une fois trépassé on aurait l’Éternité devant soi, il faut croire qu’ils ont de quoi l’occuper ! Louise repart alors un peu déçue, jusqu’à la prochaine fois.
Louise ne fait pas une priorité de ses visites au cimetière. Non, car ses défunts l’accompagnent chaque jour un peu partout, Louise n’a pas besoin d’une tombe pour se souvenir d’eux. Mais Louise est un peu « vieille France » sur certains chapitres, on ne la refera pas !
Quand Louise s’assoit près d’eux, c’est d’une nostalgie plus que d’un chagrin dont il est question. Le temps qui s’est écoulé érode les souffrances, c’est une occasion de parcourir son Passé, et c’est aussi le constat inéluctable du Temps qui passe… La grand-mère de Louise lui confiait sur le fin de sa vie : « une vie, tu sais ça n’est rien »… Alors aujourd’hui Louise comprend mieux le sens de cette observation, du coup elle évite consciencieusement de se retourner sur toutes ces années qu’elle non plus n’a pas vu passer !
Quand Louise ferme la grille du cimetière, le portail émet un grincement aigu de ferraille rouillée qui la ferait presque sourire… Comme si l’endroit n’était pas assez sépulcral comme ça ! En fait Louise trouve apaisant ces endroits emplis de tranquillité, elle imagine de légères brumes transparentes flottant un peu partout derrière elle dès qu’elle a le dos tourné, il lui semble que ces lieux déserts sont pourtant habités sans qu’on puisse au premier abord s’en apercevoir. Pour tout dire, Louise a toujours eu de la curiosité pour ce genre de choses ésotériques, mystérieuses et secrètes qui la font frissonner autant de peur que de plaisir. Il arrive que Louise soit extrêmement déconcertante, mais c’est ainsi, Louise rentre alors chez elle avec le sentiment d’avoir fait comme il fallait, elle pose chapeau et sac à main dans l’entrée et va redresser le cadre des photos de famille qui glisse régulièrement, ne voyez là aucune manifestation fantomatique, seules les vibrations de la circulation dans la rue en sont la cause, ce petit rituel accompli, Louise va jusqu’à la fenêtre, jette un œil sur le quartier, et pousse un soupir de satisfaction résignée…