Louise se regarde une dernière fois dans le miroir du vestibule, elle tourne légèrement la tête, vérifie que son chapeau soit bien posé sur le côté, juste ce qu’il faut de biais pour lui donner cette élégance discrète et féminine, ses quatre vingts cinq printemps ne l’y ont pas fait renoncer, bien au contraire, elle n’aime rien tant qu’un compliment qui puisse agrémenter sa promenade quotidienne.

Louise ne conduit plus. Oh, n’allez pas l’imaginer ayant perdu quelque faculté qui l’en empêche, non, sa voiture a rendu l’âme avant elle, certes, après bien des années de bons et loyaux services. Mais elle n’a pas les moyens de s’en acheter une autre, et ses enfants ne l’y ont guère encouragé… En vieillissant, vous le constaterez, les rôles s’inversent insidieusement, si bien qu’il arrive qu’on se surprenne à leur obéir comme si l’âge avait raison de nos véritables désirs. Louise n’avait pas insisté, elle n’a plus d’énergie à perdre pour convaincre, elle n’aspire qu’aux relations apaisées, à quoi bon se heurter pour défendre une cause perdue d’avance, ils sont jeunes et tellement sûrs d’eux, elle est vieille, et bien persuadée qu’ils ne veulent que la protéger.

Alors Louise saisit son sac à main, relève le col de son manteau, tire la porte derrière elle, donne deux tours de clefs, s’assure comme à chaque fois que le verrou ait bien fonctionné, et se dirige d’un pas assuré jusqu’à l’abri-bus en face de chez elle.

Louise a pris cette nouvelle habitude pour se rendre plus loin que là où ses jambes ne peuvent désormais plus l’amener. C’est le Numéro 6. Cet arrêt là est peu fréquenté, la plupart du temps elle attend seule, ce qui n’est pas pour lui déplaire, quoique fort sociable, elle aime choisir à qui parler… Louise opte toujours pour un siège solitaire, jamais une banquette, qu’elle serait tôt ou tard contrainte de partager, et du coup amenée à échanger quelques mots d’une banalité affligeante.

Louise ne prend pas le bus pour se faire des amis. Il lui en reste suffisamment, les années sont implacables à tous égards, cependant, elle a maintenant admis que ce serait un jour son tour à elle de disparaitre du paysage, c’est une chose à laquelle elle pense, mais elle a décidé qu’elle avait la chance d’être encore de ce monde en relative bonne santé, et compte bien en profiter le plus longtemps possible.

L’autobus a l’avantage de traverser toute la ville, et même quelques faubourgs, et de revenir à l’endroit où elle y est montée. Louise ainsi fait le tour de la commune pour presque rien, elle peut selon les heures observer les gens qui vont travailler, ceux qui vont au marché, mais ceux-là seulement le mercredi, le vendredi et le samedi matin, ce qui l’oblige à se lever plus tôt et à mettre moins de temps à se préparer. Louise ne sort jamais sans un voile de poudre et un trait de rouge à lèvres, elle évite de maquiller ses yeux, inutile, se convint t’elle, d’accentuer les cernes et les ridules qui ont investi un visage qu’elle n’avait pourtant pas si désagréable, avant…

Elle constate à chaque fois combien les rues se sont transformées, les vitrines ne sont plus les mêmes , mis à part quelques unes qui subsistent encore, on se demande comment… Il peut arriver, mais c’est extrêmement rare, que Louise descende du bus, histoire de faire quelques pas, elle ne déteste pas marcher, mais elle est un tout petit moins motivée depuis que son dernier petit chien s’en est allé. D’ailleurs, en longeant le canal, il lui semble toujours l’apercevoir renifler les brins d’herbes et les lampadaires… Ça lui fait tellement de peine qu’elle se dispense souvent de ces petites haltes, en revanche, elle descend sur la place où se trouvent réunis la plupart des brasseries, où elle prend le temps d’un café ou d’un thé avant de grimper dans le fameux Numéro 6 suivant qui la ramènera chez elle.

Louise ainsi se promène à travers la ville chaque après-midi, sauf quand il pleut, elle n’aime pas s’encombrer d’un parapluie, et ça lui permet de croiser « de haut » des gens qu’elle a connut, de moins en moins elle le reconnait, et qui ont pris un sacré coup de vieux, sourit t’elle, même s’ils n’en pensent pas moins d’elle avec son béret et son petit sac à main… Louise s’en fiche, elle n’a plus l’autonomie à laquelle elle était si attachée, d’ailleurs elle n’aurait jamais imaginé accepter si facilement d’y renoncer, mais elle a chez elle des tas de prospectus concernant les horaires de trains, on ne sait jamais…

Louise est un peu contrarié que les conducteurs la saluent presque trop gentiment, ça, c’est invraisemblable, cette façon qu’on les gens de s’adresser à vous comme si vous étiez une demeurée ! Louise a toute sa tête, jeunes gens, ça l’agace prodigieusement ! Ils lui parlent en prononçant exagérément les mots, elle n’est pas sourde non plus ! La vieillesse vous fait vivre des choses hallucinantes, Louise fait comme si de rien n’était, mais quand elle n’est pas de bonne humeur il se peut qu’elle adopte un ton sec pour couper court à toute familiarité, cependant elle n’est pas sans remarquer leurs petits sourires entendus…

Aujourd’hui Louise n’est pas descendue du bus. Elle a fait deux fois le tour de la ville, histoire de vérifier une ou deux choses qu’elle n’avait pas remarquées auparavant. Il y a longtemps que plus personne ne s’inquiète de la voir ainsi assise des heures durant dans le Numéro 6, les usagers la connaissent et eux aussi s’en moquent pas mal de la voir plantée là, le dos à peine appuyé au dossier, son sac à main posé sur les genoux, les deux mains appuyées sur le fermoir, Louise se promène et c’est tout à fait son droit !

A celle que je serai un jour peut-être…

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