« Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise ».

Charles BAUDELAIRE

Ce magnifique poème résume bellement l’absurdité de nos efforts pour affronter cette vie frôlant souvent l’absurdité. Se laisser porter, ne pas tenter de résister puisque la bravoure ne ferait que freiner nos élans et faire peser plus lourd nos fardeaux…

S’enivrer, de vin, de champagne, de désir, de folie ou de tout ce qui rend joyeux, parce qu’en substance tout est vain. Le grand mystère de la Vie n’est pas à notre portée, quand bien nous aurions passé le plus clair de notre Temps à y réfléchir, nous n’aurions pu répondre à la plupart de nos interrogations. Tant d’irrationnel côtoie ce qu’on croit (ou pas) le hasard, notre réalité ne pourrait être qu’une illusion à condition qu’elle puisse être définie par l’existence de son contraire… L’Univers nous apparait si vertigineux, et au fond que sait-on de l’échelle à laquelle nous mesurons ce que nous sommes ?… Alors, quand le questionnement ne trouve aucune réponse si ce n’est celle que notre humanité est capable de lui donner, quand on a eu la chance d’éprouver un tant soit peu les émotions que l’expérience nous propose et qu’on s’aperçoit de l’étroitesse de notre vision du monde, de la pauvreté de nos aptitudes à en comprendre le peu que l’on en soupçonne, alors oui, ne reste que l’envie d’oublier nos impuissances et notre insignifiance, s’enivrer de ce que l’on perçoit reste la solution ultime pour accepter et supporter notre insuffisance. Reste à puiser dans cette ivresse de quoi étoffer notre présence involontaire et tellement déconcertante, énigmatique, dont les raisons, si elles existent, nous resteront hermétiques… Pour ma part si la griserie philosophique me sied, il n’empêche que celle de me satisfaire de ce qu’être « vivante » signifie, ici et maintenant, me comble ! Puisque presque « Tout » nous échappe, je me contente de ce que ce « Tout » consent à nous laisser percevoir, et je bois chaque jour l’absinthe qui exalte le bonheur de pouvoir profiter d’un autre matin, d’y puiser de quoi encore et toujours s’émerveiller. Si nous ne sommes pas grand chose, nous sommes pourtant, au moins faisons en le joyeux pari,

« et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.

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