J’ai soudain l’acte sous les yeux, que le temps a déjà terni de son empreinte grise, où un employé zélé à écrit que tu étais bien mort, ce 29 Août 2005.

J’ai beau le savoir depuis bientôt dix ans, j’ai toujours du mal à réaliser que cette écriture d’écolier parle bien de toi, de nous, puisqu’apparait plus bas que tu fus mon époux, et que la mort en désertifiant ma vie n’effacera jamais ce statut pour autant…

Ainsi faut-il que les choses soient écrites comme un sinistre état des lieux, sans âme, pour que dans la mienne l’idée se fasse définitivement ?… Car me croirez-vous, si longtemps après selon le calendrier, si impossiblement à dater pour moi, cet évènement reste abstrait. Comme si ça n’était jamais arrivé, comme si tu ne t’étais qu’absenté, ou plus curieusement, comme si je me voulais absolument légère, indemne de toute blessure, « intouchable » assurément… Ma vie « d’avant » m’échappe et me revient par bribes, incomplète, avec ses flashs et ses zones d’ombre d’où rien n’émerge plus…

J’ai continué à vivre, dans un premier temps de façon frénétique, comme si la Faucheuse me guettait à mon tour quelque part dans notre grande maison désormais orpheline, comme s’il me fallait rattraper toutes ces années passées à craindre le pire, à n’attendre que l’heure suivante et gagner un soupçon d’énergie sur la tragédie à venir… Ou comme une vengeance sur cette malédiction, une façon comme une autre d’en nier l’évidence, et de proclamer haut et fort qu’elle ne m’avait pas anéantie. J’allais « courageuse » disaient certains, plus sûrement entêtée à me porter bien, à sourire, à ignorer mes larmes pour ne pas m’y noyer, tout cela sans y mettre la moindre résolution, je ne pense pas avoir maitrisé grand chose à ce moment là…

J’ai donc survécu, et dans la plupart des cas sans doute survit on à  bien des désastres, on est ainsi fait que ce qui ne nous détruit pas complétement nous rend sinon plus fort, du moins revêtu d’une armure que l’on croit à tort invincible… C’est un peu ça… Je me sens cabossée, sonnée, fragile, parfois, pas toujours, car l’instinct de survie existe, cet instinct qui m’a donné cette curieuse force de parvenir à faire un pas puis un autre, sans même m’en apercevoir…. Du coup je ne me souviens pas de tant de souffrances que ça, et pourtant… Ou alors d’une douleur tellement insupportable qu’une sorte de déni l’avait anesthésié… « Tout va bien, je vais bien… »

Mais comme toute anesthésie n’a qu’une durée limitée, le réveil s’avère plus ou moins confortable, la mémoire revient inéluctablement, tôt ou tard, en des centaines et des centaines de minuscules occasions, et vous assène l’évidence d’une fracture elle même faite de mille brisures qu’aucun plâtre ne pourra jamais conforter. Mais quelques minutes de souffrance plus tard, tout est à nouveau apaisé… J’ai parfois l’impression (et la terreur) de n’être plus capable d’émotions, ou alors uniquement d’ émotions triées sur le volet, que je puisse raisonnablement considérer possibles… Un seul credo inconscient : je n’ai plus mal, je n’aurais plus jamais mal, ou le moins possible… Et si je l’écris maintenant c’est que l’analyse vient après coup, mais jamais sur l’instant.

C’est pourquoi je suis, pour ce qui me concerne, certaine que « faire son deuil » n’existe pas au sens d’une sorte d’oubli.

On apprend, chacun à sa façon, à le contourner, à le manipuler,  à le supporter… Mais il fait à jamais partie du reste de nos jours, et vivre avec lui devient doucement une habitude, que l’on ne peut qualifier ni de bonne ni de mauvaise… C’est peut-être cette capacité à ne plus se laisser surprendre, ou de moins en moins souvent, par ce vide abyssal, ce vertige au bord de ce gouffre d’années passées à ne plus oser respirer tant la menace est permanente d’y sombrer au détour d’une musique, d’une silhouette, d’un paysage ou d’un moment de solitude. C’est une quête de « confort » que l’on trouve tantôt dans l’ivresse du mouvement et de l’action, tantôt dans l’inertie la plus absolue…

Pour ma part, je me sais à jamais fragile, inquiète, à la merci d’une hémorragie d’émotions trop souvent retenues… De ces heures sombres de mon Passé, je n’ai pu rapporter qu’un regard plein de distance, sur tout et sur rien, que je promène désormais sur les gens et sur les choses, sans colère ni aigreur, juste débarrassé de ce qui parfois pouvait l’avoir voilé… Enfin… Pas toujours… Certaines échappées belles me sont un cadeau inouï, celui de redevenir pour quelques secondes d’apesanteur, celle d’avant, sans mémoire et sans fardeau…

« Avoir toujours été celle que je suis, et être si différente de celle que j’étais » de Samuel BECKET. (Oh les beaux jours)

 

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