L’usine, telle la Belle au Bois Dormant, dort sous le soleil de Septembre. Il y a bien longtemps qu’aucun ouvrier n’en a franchi le seuil… Il me semble pourtant entendre le ronronnement calfeutré des machines à papier se perdre dans l’azur, mais alors que je m’isole dans mes souvenirs, seul le roucoulement d’une tourterelle me ramène à la réalité, il y a bien longtemps aussi qu’ici les oiseaux ont trouvé de quoi abriter leurs nids, et qu’à leurs chants joyeux répond le clapotis du Barba qui ne fait plus tourner aucun moulin…

Les visiteurs inhabituels de ce dimanche froissent les feuilles dont l’automne a déjà tapissé le sol, la journée dédiée au patrimoine local leur ouvre grandes les portes grinçantes d’arthrose de la belle et renommée Lana…

Les salles de fabrication sont orphelines de leurs machines, n’y demeure qu’un immense trou béant où à longueurs d’années d’abandon s’entassent la poussière de l’ oubli et les détritus laissés par les squatteurs de passage. Les fenêtres hautes ont subi leurs assauts, barreaux tordus, vitres cassées, voies royales des chaleurs estivales et des froids hivernaux… La friche, puisque c’est à ce triste état que l’usine est réduite, résonne d’un silence aussi dense qu’autrefois l’agitation la comblait, tout ce désordre, toute cette saleté quand on aurait pu hier y manger par terre, et sur ses murs fatigués, fresques et tags  « artistiques » (sans doute) dont on veut nous faire croire qu’ils sont la seule expression (spontanée ou préméditée, en tous cas éclairée…)de l’Art qui traduirait le mieux, (de façon contemporaine et donc abstraite, sans quoi point d’intérêt…) l’âme de ces lieux chargés de sueur et de labeur… Papa ne s’en remettrait pas…

Plus loin, sous la pénombre, des pièces aux arches de grès rose bruissent du remue-ménage d’antan, quand les ouvriers étaient à la besogne, entre ballots de vieux chiffons, triage et cuves où se tournait la pâte. Bientôt, pelleteuses et bulldozers feront table rase des bâtiments plus récents qui les enserrèrent, puis architectes et « acteurs » de la préservation des monuments historiques feront en sorte d’offrir une nouvelle vie aux magnifiques vestiges voûtés du 18ème siècle. Dans quelques années, les voussures rosées serviront peut-être de cénacle aux conférenciers ou d’écrins aux musiciens où se mêleront au public les fantômes orphelins de leur usine dont on aura, en vain, tenté de les chasser…

Dans la salle de réception, à l’entrée des bureaux, la fresque de Géo Condé datée de 1946, nous conte d’un trait actuel et coloré les étapes artisanales de la fabrication du papier. Christian, ami d’enfance et Maire de Docelles, nous raconte ce labeur de minutie et de patience que fut la réalisation de filigranes, cette différence d’épaisseur du papier qu’on travaille jusqu’à en obtenir les dessins les plus fins. Papa n’est pas loin, adossé à l’encoignure de la porte, certainement ému que tant d’inconnus soient venus à le rencontre d’une histoire qui lui fut si chère, agacé sans doute, que l’usure du temps allié à celle des aléas économiques aujourd’hui à l’échelle mondiale, ait fait de son « chef-d’œuvre » (au sens du compagnonnage) ce « musée patrimonial », heureux cependant, qu’il en reste une trace, et que certains s’en souviennent avec assez de tendresse et de fidélité pour en parler et en raviver le souvenir… Christian est de ceux-là dont Papa serait fier et attendri. Papa, dont il précisa qu’il fut le dernier des « grands », le dernier de ceux qui œuvrèrent pour Lana avant d’œuvrer pour eux-mêmes… J’en suis si fière…

Tandis que la foule se dispersait plus loin, j’eus la « permission » de grimper à l’étage… En montant les escaliers je rejoignais mon enfance, et sous ma paume, la douceur de la rampe de bois clair me ramenait à mes treize ans, quand parfois j’étais autorisée à aller voir Papa à son bureau. Ce Papa qui, à cet endroit, n’était plus exactement le même qu’à la maison, assis derrière son grand bureau… « Grand » ?… Mon Dieu que les années font rapetisser les choses, voici que la pièce m’apparut bien plus petite qu’il y a… 50 ans… Et là, sur l’instant, un abîme d’émotions diverses, une nostalgie d’enfance, le chagrin de son absence, le bonheur de retrouver concrètement un lieu plein de lui, et là, posés dans un placard, de vieux cahiers de secrétariat, une écriture à l’encre violette d’une plume, une date : 1957… Pour quelques secondes, je serais prête à vous le jurer, le cliquetis des machines à écrire a empli la pièce, et je suis certaine d’avoir senti l’odeur caractéristique du papier carbone et des buvards dont je remplissais mes cahiers…

 

A mon Papa (+ Août 2007), pour qui j’ai tout l’amour du monde et tant d’admiration.

Merci à Christian TARANTOLA de garder vive la mémoire du beau papier et de tous ceux qui ont participé à sa fabrication.

 

 

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