Elle ne fut d’abord qu’un fantasme, un joli rêve. Puis devint un tendre projet. L’attendre fut un plaisir et fit partie du voyage. Enfin, la découvrir fut un émerveillement de chaque instant.

Sous les réverbères la nuit vernissait les quais mouillés par la pluie, l’obscurité jamais ne parvenait  à s’emparer complétement des lieux, où que nous allions un clapotis accompagnait nos pas dans un murmure de notes humides.

Curieux de sentiers moins battus, nous empruntions des canaux presque déserts, où nul touriste ne s’aventurait. Engoncée entre rives pavées et bâtisses aux couleurs délavées l’onde mêlée d’algues sombres somnolait sous la lune.

Dans les lumières et le brouhaha du Grand Canal, un encombrement de  gondoles noires capitonnées de velours pourpre et or glissait en silence. Quelque sérénade parfois s’échappait d’une barque sombre où l’on distinguait à peine deux amoureux trop intimidés pour penser à s’embrasser… La foule bruissante des touristes agglutinés sur les balustrades du Rialto leur volait le peu d’intimité qu’ils auraient aimé préserver…

Au déplaisant carnaval que nous proposaient les vendeurs de souvenirs estampillés de lettres pailletées, nous préférions les ruelles de l’Académie où nous regardions les compagnons menuisiers en plein façonnage de forcoles ou de rames. Un pont plus loin, des artisans pétrissaient la pâte de papier mâché qui bientôt, épousant des formes fantasmagoriques, donnerait  des masques  extravagants et colorés.

De vieilles librairies aux devantures à la peinture écaillée, des avant-cours protégées de grilles ouvragées, quelques palais somptueux bien cachés derrière des patios ombragés.

Plus loin, la Place Saint-Marc et ses Procuraties face à sa somptueuse Basilique et fringants chevaux de bronze, ses minutieuses mosaïques byzantines… Sur le côté, face au Grand Canal, la Piazetta et ses deux colonnes emblématiques surmontées de Saint-Marc et de Théodore,  gardiens d’une lagune romantique, colonnes pourtant jadis témoins des exécutions capitales, entre lesquelles désormais nul vénitien superstitieux ne se risquerait de s’aventurer.

Parcourant les salles du Palais des Doges, le pied presque marin tant les planchers épousent l’élasticité des flots autour des pilotis, nous laissant presque étourdis par cet étonnant roulis.

Éberlués devant les bouches grimaçantes des « Bocche di leone » avides de dénonciations anonymes, ébranlés en découvrant les geôles froides aux toits plombés, puits de désespérances à quelques portes du grand tribunal, les coursives sombres du pont des Soupirs, ses escaliers étroits comme autant de marches pour une descente aux Enfers sans nul espoir de dérobade…  Et nous suivant pas à pas l’écho lugubre des gémissements et des plaintes des condamnés, comme autant de douleurs et de désespoirs avant d’être à jamais enfermés.

De ruelles en canaux, de ponts de pierre en ponts de bois, de balustrades de ferraille en marches biscornues ou fendillées, partout le roucoulement d’une langue italienne pleine de spontanéité chatoyante et imagée. Une ville magique, une élévation élégante et harmonieuse, une  immersion fraîche et lumineuse, une corne d’abondance qu’il est vain de vouloir décrire, un écrin d’histoire, de beauté et de culture qui nous laisse rêveurs, certains définitivement que l’Humanité n’est pas seulement capable du pire mais aussi susceptible du meilleur.

« On ne quitte pas Venise, Monsieur ! On s’en arrache… » (François MAURIAC)

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