Il avait cueilli des groseilles. Plein de groseilles. Grappe après grappe il les avait égrenées et versées dans un petit seau de plastique blanc.

Poussant la porte de bois qui donne sur le poulailler, il traversa l’enclos où depuis des années s’étaient accumulés tous les bouts de grillages inutilisés, toutes les cagettes ramassées au coin de l’épicerie, jusqu’aux épluchures de légumes qu’ils jetaient sur le sol terreux avant de les rentrer dans la cave qui leurs servait de garde-manger. Les restes d’une mobylette grise et cabossée servait de perchoir aux volailles, et de vieux pneus coupés en deux, de mangeoire où ils versaient les graines qui se mêleraient bientôt de pluie… « Les larmes du Paradis » disaient-ils en déplorant la misère de ce monde…

Le temps lui semblait si long depuis ce 27 Février de l’année passée… « Maman a laissé un grand vide », me répétait-il souvent… « Ah Maman »… « Maman » une tendre façon de nommer celle qui partageât ses jours plus de soixante trois ans… Une enfant de l’Assistance, qui, placée dans une ferme dès l’ âge que l’on disait » de raison » avait appris à balayer, à lessiver ou à exécuter toutes les besognes que sa famille adoptive trouvait trop ingrates…  Elle l’avait quitté à petit feu, s’éloignant de lui tout doucement, oubliant tout ce qui avait fait leur vie, jusqu’à l’existence de leurs deux enfants…  Elle avait vécu sa dernière année dans une maison de retraite, qui, comme dans  bien des villages, voisinait l’église et le cimetière… Morne paysage bordé de cloches et de macchabées…Sentant son heure venir, elle lui avait simplement dit : « Qu’est-ce qu’on a été heureux tous les deux ! »… Puis, son visage ensommeillé, perdu dans un grand sourire, s’était à nouveau noyé dans l’oubli…

Il continuait cependant…

Un géant, une force de la nature de 94 ans, qui ne se dérobait devant aucune des douleurs qui pourtant ne cessaient d’assaillir les mains de croque-mitaine que les guerres lui avaient façonné. Il ne voulait rien entendre des conseils de prudence et de ménagement qu’on lui prodiguait. « Tant que je pourrai, je ferai » nous rétorquait-il. Son allure de « terreux » toute en salopette bleue ne faisait pas longtemps illusion. Il suffisait de l’écouter entre le cerisier et le  pommier, cheminant sous sa casquette dans l’herbe folle qu’il coupait pour ses lapins… Il avait le verbe expressif et malin. Nul mieux que lui ne savait raconter ce que furent leurs enfances fracassées par la Grande Guerre, la faim qui tenaille et la rapine d’une pomme pour seul apaisement… Il contait les échappées dans la campagne, les lacets posés pour capturer quelque lapin, ou les oiseaux qu’il attrapait mieux qu’un chat ne l’aurait fait. Ses yeux alors brillaient et c’était sa jeunesse qui ainsi reprenait vie au creux des souvenirs qu’il pouvait encore partager…

Dans la cuisine, le même capharnaüm qu’au sous-sol. Une pendule en plastique des « Sanal » accrochée au dessus de la cuisinière à bois ponctuait nos conversation d’un tic-tac aussi rigoureux que peut l’être un comptable… L’évier débordait sous la vaisselle et les casseroles encore à s’égoutter. Le buffet regorgeait de paperasses et de courriers, les portes vitrées toutes occultées par des cartes postales écornées. Au fond, dans la salle à manger, une ou deux plantes vertes finissaient d’agoniser, trop assoiffées pour espérer survivre encore quelques saisons dans leurs pots fendillés. Les journaux froissés s’entassaient en attendant la salade à éplucher. Des napperons de coton crocheté  s’étalaient sur la table et les accoudoirs des fauteuils accrochant patiemment  la poussière. Si la maison semblait vieille et fatiguée, ses silences parsemés de bruits familiers la rendaient apaisante, rassurante. Elle sentait bon la générosité, la bienveillance… Le bonheur en somme…

Pourtant, il savait les guerres des colonies, le bagne marocain et les déserts du Niger, les marais d’Indochine et les tranchées de France, les ports d’Italie où il avait passé des jours à ramasser les morts , à ériger des remparts de leurs corps tant il y en avait de tombés…  Il avait connu la Sardaigne, pris à revers les « boches » et fait des prisonniers. Il savait la trahison et l’amitié, la vraie, il savait la bêtise et la méchanceté, les vraies, comme la vengeance, la jalousie… Il savaient les papiers décollés à la hâte des murs des préfectures, où les » gris verts » avaient tout affiché, le nom des dénoncés mais aussi celui de ceux qui les avaient trahis croyant leurs plaire, et qui ne récoltaient que leur mépris, mais il savait aussi la résistance et le maquis, les tranchées, le courage et la clémence, et cette nuit où des cigarettes furent échangées quand les fosses ennemies si proches se confondaient en mêmes épuisements et terreurs… Il savait l’horreur, il la savait tellement qu’il regardait parfois ses mains en pleurant…

Quoiqu’un mauvais diabète lui ai pris un pied il avait pu grimper sur l’échelle appuyée contre le cerisier en Juillet, et plus tard, en Octobre, il avait ramassé des pommes. Plein de pommes. Panier après panier il les avait déposé dans le carré de terre battue à la cave où chaque automne il les gardait. Et comme il y avait longtemps que je n’étais pas venue, il en a rempli un grand filet jaune,qui, dans une autre vie de filet,  avait emballé des pommes de terres. Il me les a donné, avec les groseilles et les cerises qui m’attendaient depuis des mois dans le congélateur… « Tu pourras faire des confitures, tu sais, c’est des bonnes, c’est du jardin… »

J’ai quitté mon village depuis près de cinq ans…  Si j’ai parfois oublié le goût de ces moments d’apaisement, je sens bien qu’ils me manquent autant que me manque mon vieil ami, sa voix toute cassée, et le regard éperdu d’admiration et d’amour qu’avait pour lui « Maman »… J’aimerais tellement savoir prendre le temps, ce temps qu’on ne se donne pas ou qu’on dépense sans réfléchir, et respirer ce qui me ramènent à l’essentiel, qui relativise mes urgences et mes besoins. La vie, en me les faisant croiser un matin d’été, m’a fait un bien joli cadeau, celui de l’amitié fidèle, oui, j’aimerais profiter de lui, de et de ce qu’il me transmet  pendant qu’il en est encore temps…

A  René et Paulette…

2 Replies to “Les pommes…”

    1. Merci, Laurence, de prendre le temps de me lire, j’en suis touchée. Je suis à chaque fois émerveillée quand je réussis à transmettre un ressenti, un moment privilégié, et c’est aussi une façon de les prolonger. A bientôt d’autres échanges…

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