La maison accoudée à la colline surplombe un creux de verdure parsemé de fermes et de hameaux isolés. Un parapet de pierres grises prolonge l’un de ses murs, quelques arbres fruitiers toisent la vallée, sur le devant on a goudronné quelques mètres carrés de terre battue où deux ou trois herbes folles s’obstinent encore à parader…

Une vieille table en fer rouillé est posée sur le bord d’une terrasse bucolique où quelques chaises vieillissantes accueillent en grinçant des habitués du café.

Quatre générations de limonadiers s’y sont succédés, servant grenadines, petits noirs, ou ballons de vin bon marché que venaient siroter les paysans et les villageois d’à côté.

Les temps ont bien changé, les champs ont un peu rétréci au profit de constructions disparates : au fil des années, des citadins enclins au retour à la terre se sont entichés de nature, trouvant l’odeur du lisier préférable à celle des pollutions urbaines… Quelques chalets côtoient des maisons mêlant le béton aux bardages de bois, donnant au coteau des allures de montagne. Tout autour de petits jardins rivalisent de ramées de haricots verts en rangées de laitues qu’on cerne d’anti-limaces bleu pétrole… Patates, tomates, choux, poireaux ou groseilliers fardent la campagne au fil des saisons. Les balcons se colorent de géraniums ou de pétunias qu’on arrose d’engrais, les massifs de zinnias débordent des grillages, les rosiers s’accrochent aux façades et frisent l’obésité, la forêt devient timide et grimpe un peu plus haut…

Un anneau de fonte ancré sur le côté du porche évoque les montures et les chariots qu’on y retenait le temps d’un verre ou d’un café, la porte de bois sombre reste ouverte toute la journée comme une invite supplémentaire à s’arrêter. Mais peu de chalands passent encore sur l’étroit ruban d’asphalte qui peine  parfois à ne pas redevenir un chemin.

Les gens ont autant changé que le paysage, ils fuient la ville mais ne cherchent guère à découvrir la campagne, et s’il leur arrive de croiser un de ces petits bistrots vieillots et plein de charme, ils leurs préfèrent hélas les brasseries sans âme qui, plus bas, éclairent la plaine de néons blafards et tremblotants… Les anciens ne hantent plus guère que les albums de photos noires et blanches ou les cadres posés sur le coin des vaisseliers dont leur descendance meuble de tristes appartements de banlieue … 

Alors, pour qu’ un moment encore perdurent les tables en formica colorées, notre ami a aménagé pour ses parents un petit logement qui colle à  la grange. Quelques fins de semaines dans l’année ils ouvrent le bar aux randonneurs assoiffés, accueillant les agriculteurs rescapés sur le coin du zinc de fer blanc, ou renseignant d’un sourire les vacanciers égarés… Il avait , ce soir là, convié l’ un de ses amis musiciens qui tentât de retenir les clients au gré d’accords de guitare posés sur les paroles éraflées de chansons populaires… Une tablée de voisins reprenait en choeur les ritournelles entre deux gorgée de bière ou de sirop d’orgeat, les enfants excités gambadaient dans tous les sens et s’entrainaient à danser en  rondes effrénées tandis que leurs parents avaient noyé toute autorité dans la moiteur de l’été…

Un gamin du coin enterrait sa vie de garçon sous une perruque rousse qui lui donnait l’ allure d’un Tabarin, un petit cercueil d’opérette sous le bras il se laissait complaisamment moquer par ses compagnons de beuverie, sans doute lui fallait-il boire plus que de raison pour oublier un avenir qu’on lui voyait d’avance tout tracé…

L’ odeur fade du tabac froid se mêlait à l’arôme du café fumant, l’effluve sucré d’un bouquet nous ravissait au hasard d’un tour de danse…

Une fois les lieux désertés par les clients d’occasion, nous avons rapproché quelques tables pour nous y installer et partager quiches au lard, pâtés lorrains et tartes aux fruits, arrosant nos modestes agapes de vins d’été.

Aux murs des miroirs de réclames nous vantaient des apéritifs à grand renfort de pin-up décolorées, des affiches annonçaient des bals ou des fêtes obsolètes, un portemanteau dont les branches étaient surmontées de boules rouges, jaunes et vertes côtoyait un juke-box aux touches noircies à force d’avoir trop été choisies ; ça et là  on avait accroché des plaques de métal qui faisaient office de publicité pour des boissons alcoolisées, des cendriers cabossés et brûlés par les mégots étaient dispersés sur le tables, quelques verres sales restant à débarrasser, finissaient de brunir les sous-bocks en carton.

A l’arrière du comptoir les tarifs affichés depuis quelques décennies  auraient ruiné le cafetier d’aujourd’hui…

Sur la terrasse baignée d’une fraîcheur nocturne  montait le ronronnement chaleureux de nos conversations entrecoupé de rires et d’éclats de voix, la nuit doucement s’appropriait les lieux, habillant les fenêtres d’un pâle halo lumineux dans l’obscurité naissante de cette soirée de Juillet.

Bientôt le silence grignota la pièce et nous rendit empruntés et muets, les assiettes furent ramassées et les verres vides portés jusqu’au petit office, nos aimables hôtes protestèrent à l’idée qu’on veuillent les aider davantage au débarras ou à la plonge de la vaisselle… Et puis ce fut comme si l’estaminet réclamait enfin le calme qui depuis des lustres était son ordinaire, notre présence  devenait  inopportune, le temps se fatigue à vouloir embrasser trop d’années à la fois…

Et c’est en  jetant un dernier regard sur sa jolie façade que nous avons aperçu le couvercle de bois rond qui lui servait d’enseigne. Quelques lettres blanches écrites du bout d’un pinceau précisaient tout simplement que nous venions de passer un bien agréable moment  « Chez Jules »…

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